Église en sortie – mission : changement de paradigme 

1ère séquence : UNE NÉCESSAIRE CONVERSION

Église en sortie – mission : changement de paradigme - Actes du 13ème Forum « Fribourg Église dans le monde », 12–13 octobre 2022, Université de Fribourg1ère séquence : UNE NÉCESSAIRE CONVERSION10.24894/978-3-7965-4877-2 François-Xavier Amherdt, Mariano Delgado15 1 ère séquence : UNE NÉCESSAIRE CONVERSION 16 « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 17 CHAPITRE 1 « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? François-Xavier AMHERDT C’est presque devenu un « slogan », au sens étymologique (écossais) de « cri de guerre » mobilisant les énergies et stimulant l’engagement. Il revient sur toutes les lèvres, lorsqu’est évoquée la question de l’évangélisation aujourd’hui. Le pape François en a fait un leitmotiv de son pontificat, dès l’exhortation programmatrice de 2013, Evangelii gaudium 1 : l’Église est appelée à aller vers les périphéries, géographiques et existentielles (cf. EG, n. 20 ; 30), elle est invitée à entrer dans un audacieux mouvement de sortie de soi (cf. EG, n. 97 ; 261). Pour une « Église en sortie » : s’agit-il véritablement d’un changement de paradigme ? Ou la formule n’exprime-t-elle pas la réalité essentielle et constitutive de la mission ? L’Église n’existe-t-elle pas précisément pour évangéliser ? N’est-ce pas sa nature intrinsèque ? Comment peut-on envisager la dimension missionnaire comme si elle était « surajoutée » à l’essence de l’Église ? N’est-ce pas quand elle se conçoit comme tournée ad extra vers le monde en toutes ses composantes que l’Église réalise son être profond ? 1 F RANÇOIS , Evangelii gaudium, Exhortation apostolique sur l’annonce de l’Évangile dans le monde d’aujourd’hui, Rome, 2013 (citée EG). « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 18 Une « fuite en avant » ? En outre, devant le délitement des communautés et la dissolution de la présence sociétale de l’Église catholique, en tous cas dans le contexte de l’hémisphère nord-occidental, cette formule ne sert-elle pas à dissimuler un profond désarroi, comme une « fuite en avant » 2 destinée à nous voiler la face devant la rudesse des réalités et de la situation ? Trois étapes Il vaut la peine donc de nous pencher sur l’état des Églises locales en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, dans leur pluralisme interne croissant, leur exculturation progressive du cadre-type sécularisé actuel et les essais de réélaboration de leur identité, dans une perspective de synodalité (voir les deux Synodes d’octobre 2023 et 2024). Puis il s’agira, dans un deuxième temps, d’interroger la notion d’« Église en sortie » dans sa signification ecclésiologique : n’est-elle pas une « tautologie » ? Enfin, dans une troisième phase, nous proposerons quelques pistes pour que se réalise la « mission ecclésiale dans le monde de ce temps », selon l’esprit de Gaudium et spes de Vatican II 3 , d’Evangelii nuntiandi de Paul VI 4 , de Redemptoris missio de Jean-Paul II 5 et de La joie de l’Évangile du souverain pontife venu de l’hémisphère Sud. 2 C’est en tous cas l’avis de l’ecclésiologue et canoniste Alphonse B ORRAS dans son essai « De la marge aux périphéries : l’inéluctable discernement » (Prêtres diocésains, août-septembre 2018, pp. 201-218), dont notre contribution s’inspire en partie. 3 V ATICAN II, Gaudium et spes, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps, Rome, 1965 (citée GS). 4 P AUL VI, Evangelii nuntiandi, Exhortation apostolique sur l’évangélisation dans le monde moderne, Rome, 1975 (citée EN). 5 J EAN -P AUL II, Redemptoris missio, Lettre encyclique sur la valeur permanente du précepte missionnaire, Rome, 1990 (citée RM). « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 19 1. Des phénomènes sociologiques 1.1 Un pluralisme de convictions 1.1.1 Une sécularisation multiforme La sécularisation et les phénomènes qui aujourd’hui la prolongent, la modifient ou la dépassent, sont à saisir de manière nuancée 6 . Depuis les réflexions du sociologue Marcel Gauchet sur le christianisme conçu comme « la religion de la sortie de la religion » 7 , il est entendu que le phénomène inauguré avec les guerres de religions du 16 ème siècle et la notion de liberté attachée à la séparation de la chrétienté occidentale en plusieurs fractions et poursuivie avec le siècle des Lumières (17 ème siècle) n’étaient pas à regarder uniquement comme une rupture catastrophique. Pour Gauchet, il ne s’agit pas d’une disparition de la foi et des croyances religieuses, avec la postmodernité, mais d’une distinction entre les espaces civils et 6 Voir la contribution d’ouverture du professeur de philosophie de l’Université d’Anvers, Guy V ANHEESWIJCK , « La relation entre le christianisme et la sécularisation à l’ère post-moderne », dans les Actes à paraître en 2023 dans la collection « Perspectives pastorales », n. 19, chez Saint-Augustin, St-Maurice, du Congrès de l’Équipe européenne de catéchèse (EEC) tenu à Bruxelles du 1 er au 6 juin 2022, dont nous avons dirigé la publication avec Roland L ACROIX , Foi et postmodernité en dialogue avec le Directoire pour la catéchèse 2020 (voir particulièrement le chapitre X du Directoire, « La catéchèse face aux scénarios culturels contemporains », n. 319-393) ; ainsi que l’apport du théologien tchèque Tomáš H ALÍK , « Quels sont les défis auxquels les chrétiens sont confrontés en Europe aujourd’hui ? », dans François-Xavier A MHERDT - Roland L ACROIX (éds.) - É QUIPE EUROPÉENNE DE CATÉCHÈSE , Discerner et accompagner l’appel : quelles pédagogies en Europe ? , coll. « Perspectives pastorales », n. 15, St-Maurice, Saint-Augustin, 2021, pp. 75-94. 7 Cf. Marcel G AUCHET , Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion. Paris, Gallimard. 1985. Voir aussi les considérations du théologien italien Roberto R EPOLE , Comme des étoiles sur terre. L’Église à l’époque de la sécularisation (original : Come stelle in terra. La Chiesa nell’epoca della secolarizzazione), Assisi, Citadella Editrice, 2012. « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 20 religieux, autrefois confondus - et que certaines conceptions de l’islam tendent encore à identifier. 1.1.2 Une légitime autonomie du temporel Si le dernier concile légitime une juste autonomie des réalités mondaines, sans aller jusqu’à une totale indépendance vis-à-vis du Créateur (GS, n. 13), c’est que Dieu a mis en place l’univers par séparations successives (ce que signifie le terme grec kosmos, mise en ordre par différenciation). Le Seigneur ne regarde absolument pas l’être humain comme un rival ni un concurrent, mais comme un partenaire doté d’une liberté qu’il lui a lui-même offerte. Si bien que l’organisation autonome de la sphère du temporel non seulement ne s’oppose pas à la volonté divine, mais elle y correspond pleinement. L’État en tant que tel n’a plus de coloration confessionnelle, son rôle consistant à organiser l’espace public de telle manière que chacun puisse y exprimer ses convictions selon sa liberté religieuse. La structure étatique régule cette « laïcité positive », si nous pouvons la nommer ainsi 8 , sans épouser constitutionnellement aucune configuration religieuse spécifique. 1.1.3 Une concentration sur les convictions de l’individu Cela a pour conséquence de centrer la focale sur la délibération et l’individu, chacun étant invité à exprimer ses opinions dans un espace qu’on pourrait taxer d’humaniste, la religion étant considérée comme une dimension sociétale parmi d’autres, à côté de la politique, de l’économie, de la culture, etc. 9 En plus de cette 8 Cf. Paul V ALADIER , « Laïcité : solution ou problème », Études, 1/ 2021, pp. 71-80. 9 Du point de vue sociologique, voir notamment Sylvette D ENÈFLE , Sociologie de la sécularisation. Être sans religion en France à la fin du XX ème siècle, coll. « Logiques sociales », Paris, L’Harmattan, 1997 ; Jean-Claude M ONOD , Sécularisation et laïcité, coll. « Philosophies », Paris, PUF, 2007 ; Hans B LUMENBERG - Karl L ÖWITH - Carl S CHMITT - Leo S TRAUSS , « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 21 concentration sur l’individu, une telle conception laïque, au noble sens du terme 10 conduit à un pluralisme convictionnel, toléré par l’État, accepté par l’Église catholique au nom de la notion de « liberté religieuse » selon la déclaration Dignitatis humanae de Vatican II 11 et accru sous la pression de la « mondialisation » économique et idéologique. S’y côtoient, en plus des trois traditions monothéistes (les diverses branches du christianisme et le judaïsme qui s’en accommodent, et l’islam qui a davantage de peine à s’y faire), les courant philosophiques issus d’Orient (dont le bouddhisme et l’hindouisme), les formes de religions traditionnelles et animistes (Afrique, « premières nations » d’Amérique du Nord et du Sud) et le courant de « l’humanisme laïc » qui se réclame d’une spiritualité souvent syncrétiste et teintée de couleurs issues de l’héritage chrétien. 1.1.4 Le primat de l’authenticité La notion-clé dans cette perspective est l’authenticité, c’est-à-dire l’adhésion de chaque individu selon ses interrogations et ses quêtes Modernité et sécularisation, coll. « CNRS Philosophie », Paris, CNRS, 2007 ; Jean B AUBÉROT - Philippe P ORTIER - Jean-Paul W ILLAIME (dir.), La sécularisation en question. Religions et laïcités au prisme des sciences sociales, coll. « Bibliothèque de science politique », Paris, Classiques Garnier, 2019 ; Philippe P ORTIER - Jean-Paul W ILLAIME , « Le christianisme et la modernité européenne », dans Dominique R EYNIÉ (dir.), Le XX ème siècle du christianisme, Paris, Cerf, 2021, pp. 61-111. 10 Il reste malheureux que le même vocable soit utilisé dans cette acception et également pour désigner les membres du peuple de Dieu (du grec laos), d’autant que les types de laïcités diffèrent suivant les évolutions historiques, entre des régimes de séparation radicale à la française (reprise dans certains cantons suisses frontaliers de l’Hexagone, comme Genève ou Neuchâtel) ou de reconnaissances de « droit public » du rôle social des Églises, selon la tradition germanophone (et dans la majorité des États de la Confédération helvétique). 11 V ATICAN II, Dignitatis humanae, Déclaration sur la liberté religieuse, Rome, 1965. « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 22 personnelles à ce qui peut le rejoindre et s’avérer bénéfique pour lui et pour son développement spirituel personnel, indépendamment des cadres institutionnels et des autorités ecclésiales 12 . Celles-ci sont admises comme des voix parmi d’autres au sein du concert démocratique, dans la mesure où elles respectent les règles de la société et apportent une contribution pour l’être-ensemble. 1.2 L’exculturation du catholicisme 1.2.1 Une voix parmi d’autres Du fait de cette neutralité de droit de l’État et de ce pluralisme de fait de la société, l’Église catholique, comme les autres confessions chrétiennes du reste, a perdu sa place dominante dans la détermination des orientations sociales et éthiques de la majorité. Désormais, comme l’affirmait déjà en 2003 pour la France la sociologue Danièle Hervieu-Léger, le catholicisme se voit comme « exculturé », placé hors de la culture prédominante, des centres de décision et des mouvements d’opinion 13 . Autant la culture post-moderne a perdu ses liens avec la foi chrétienne, autant les Églises ont été marginalisées des espaces publics. 1.2.2 Des phénomènes de laïcisation en cascade En témoignent de manière paradigmatique les querelles à répétition sur l’exclusion des crèches de Noël et des croix dans les lieux officiels. C’est comme si le christianisme occupait désormais la position des « marges », lui qui se propose précisément de rejoindre… les marges et les lieux-frontières 14 . Qui est aux marges de qui ? 12 Cf. infra dans cette contribution, 1.3.1, « Des chercheurs de sens ». 13 Cf. Danièle H ERVIEU -L ÉGER , Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003. 14 Cf. Joseph J OBLIN , « Réflexion sur la marginalisation de l’Église et des forces spirituelles », Gregorianum 98, 1/ 2017, pp. 125-143. « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 23 Preuves en soient également la transformation d’organismes ecclésiaux qui ont petit à petit atténué, voire perdu leur attachement avec l’institution, tels certains syndicats, autrefois chrétiens, certaines Caritas (notamment en Suisse), certaines associations caritatives devenues ONG. En outre, sur le plan administratif, les collectivités publiques rechignent de plus en plus à subventionner des entreprises de développement ou d’assistance ecclésiales, en en effaçant le côté confessionnel et en en supprimant tout caractère d’évangélisation immédiatement taxé de « prosélytisme ». Puis, au niveau moral, les règles éthiques jouissant d’un consensus démocratique qui résultent parfois du lobbyisme de certains groupements, s’imposent et éclipsent les positions du Magistère catholique (fin de vie, euthanasie et suicide assisté, avortement et conditions d’interruption volontaire de grossesse, droits des personnes LGBTQI+, etc.). Ce qui faisait office de « valeurs occidentales chrétiennes » civisationnelles est ainsi battu en brèche en tant que tel et est désormais passé, du fait de la mondialisation, dans les catégories des normes éthiques reconnues par la plupart des nations, tels les droits de la personne humaine, des enfants, etc. 1.2.3 Un éclatement du catholicisme : divers axes géographiques Si bien que ce qui apparaissait comme un « éclatement », du temps de Michel de Certeau et Jean-Marie Domenach 15 , puis comme une « fragmentation interne », selon la formule de Christoph Theobald 16 , se traduit par une « sortie de l’Église » du champ social et également par des recompositions diverses dues au « bricolage religieux », 15 Michel DE C ERTEAU - Jean-Marie D OMENACH , Le christianisme éclaté, Paris, Seuil, 1974. 16 Christoph T HEOBALD , L’Europe, terre de mission, Paris, Cerf, 2019. « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 24 syncrétisé et mondialisé, selon la formule de Liliane Voyé et Karel Dobbelaere 17 . Mon collègue du comité italo-suisse de la revue Lumen Vitae et de l’Équipe européenne de catéchèse, le théologien italien Enzo Biemmi de l’Institut des sciences religieuses de Vérone, dresse une sorte de typologie des quatre situations sociologiques européennes qui, bien sûr, n’existent pas à l’état pur et se retrouvent dans l’ensemble de nos services et communautés 18 : - la totale absence de religiosité due à la main de fer du communisme radical, tel qu’il s’est exercé durant des décennies dans l’ancienne Allemagne de l’Est, sans que cela signifie une disparition des engagements humanistes et caritatifs ; - une privatisation de la religion, du fait de la faible personnalisation de la foi durant les années soviétiques, ce qui l’empêche de prendre place désormais dans l’espace public (pour les autres pays de l’ancien bloc de l’Est, à part l’ex-RDA et la Pologne) ; - la situation de marginalisation de la réalité chrétienne au sein de la culture autocrate dans des nations fortement laïcisées, telles la France, la Belgique, les Pays-Bas (et certains cantons helvétiques) ; - enfin, la perdurance sociologique de traditions catholiques dans des pays encore marqués par des formes de religiosité populaire, comme la Pologne, l’Espagne ou l’Italie (et certains autres cantons suisses). 17 Liliane V OYÉ - Karel D OBBELAERE , « Une déculturation annoncée. De la marginalisation de l’Église catholique en Belgique », Revue théologique de Louvain 43, 2012, pp. 3-26. 18 Enzo B IEMMI , La seconde annonce. La grâce de recommencer, coll. « Pédagogie catéchétique », n. 29, Bruxelles, Lumen Vitae, 2013 ; I DEM , « Le défi de la première annonce. Une conversion missionnaire de la catéchèse ? », Lumen Vitae 68, 2/ 2013, pp. 215-224. « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 25 1.3 Des recompositions et évolutions en marche dans le monde catholique actuel 19 1.3.1 Des chercheurs de sens Cet éclatement de la réalité catholique sous le coup de la privatisation et de l’individualisme sociétaux s’accompagne de diverses formes de recompositions internes, notamment à travers l’apparition de ceux et celles qu’une enquête de Jean-François Barbier Bouvet appelle « les nouveaux aventuriers de la spiritualité » 20 . Ce sont des « chercheurs de sens et de Dieu », des seekers en anglais, que Danièle Hervieu-Léger désignait déjà en 1999 par la catégorie des « pèlerins » et des « convertis » 21 et que, dans le langage catéchétique et pastoral, on dénomme volontiers les « recommençants » 22 , 19 Pour ce paragraphe, voir notamment Philippe P ORTIER - Jean-Paul W ILLAIME , La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition, coll. « U », Paris, Armand Colin, 2021, ainsi que les considérations de théologiens rassemblés par la Fédération internationale des Universités catholiques, éditées par Christoph B ÖTTIGHEIMER - René D AUSNER - Mathijs L AMBERIGTS - Gilles R OUTHIER - Pedro Rubens F ERREIRA O LIVEIRA - Christoph T HEOBALD (dir.), 50 ans après le concile, quelles tâches pour la théologie ? Diagnostics et délibérations de théologiens du monde entier, coll. « Donner raison », Namur / Paris, Lessius / Éd. Jésuites, 2017, pp. 156-161 (des débats auxquels nous avons été associé). 20 Jean-François B ARBIER B OUVET , Les nouveaux aventuriers de la spiritualité. Enquête sur une soif d’aujourd’hui, Paris / Montréal, Médiaspaul, 2015. 21 Danièle H ERVIEU -L ÉGER , Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, coll. « Champs », Paris, Flammarion, 1999 (2001). 22 Un terme utilisé dès le début des années 2000, déjà par Henri B OURGEOIS , À l’appel des recommençants, Paris, L’Atelier, 2001 ; par des services de catéchèse et catéchuménat comme le S ERVICE NATIONAL DU CATÉCHUMÉNAT , Les recommençants, coll. « Chercheurs de Dieu », Hors Série n. 2, Paris, Cerf, 2001 ; puis par Roland L ACROIX , Revisiter la foi chrétienne avec les recommençants, Paris, L’Atelier, 2006 ; et par des ouvrages kérygmatiques proposant une (ré)initiation à la foi, notamment ceux de Jean-Noël B EZANÇON , Un chemin pour aller ensemble au cœur de la « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 26 intéressés par une « seconde première annonce » 23 . Certes, le nombre de celles et ceux qui prennent part activement à la vie ecclésiale, tant liturgique que pastorale et paroissiale, est en constante diminution, passant du « peu » au « presque rien », ainsi que le constate le théologien de la catéchèse de Louvain-la-Neuve, Henri Derroitte 24 . Il n’en demeure pas moins que malgré cette perte quantitative, qui tend à faire de l’Église catholique un phénomène « minoritaire », une bonne partie des citoyens européens continuent de se référer au catholicisme comme à leur religion de base et à y trouver des sources de mémoire, de patrimoine, de valeurs et de sens indéniables. À côté de ceux qui reprennent le chemin d’une quête spirituelle et trouvent parfois dans la foi catholique de quoi répondre à leur soif, on assiste également à un repli identitaire chez certains autres, dont les contours se dessinent soit par la liberté que les catholiques veulent sauvegarder au cœur des débats citoyens, soit par un positionnement plutôt réactionnaire, coloré à la droite ou à l’extrême-droite politique. foi, Paris, DDB, 2006 ; de Patricia S OURISSEAU - S ERVICE DE CATÉCHÈSE D ’ ADULTES DU DIOCÈSE D ’A NGERS , Initialis. Formation initiale pour la communauté chrétienne, Saint-Barthélemy-d’Anjou, CRER, 2011 ; ou le nôtre, Le mystère pascal. Aller au cœur de la foi, Bière, Cabedita, 2019. 23 Voir Enzo B IEMMI , La seconde annonce. La grâce de recommencer ; et Henri D ERROITTE - Enzo B IEMMI (dir.), Catéchèse communauté et seconde annonce, coll. « Pédagogie catéchétique », n. 30, Bruxelles, Lumen Vitae, 2015. 24 Voir l’introduction de sa contribution intitulée « Le Directoire pour la catéchèse (2020) et son premier accueil (principalement en Belgique). À propos de trois accents forts du texte : familles, kérygme, défis culturels », dans François-Xavier A MHERDT - Roland L ACROIX (dir.), Foi et postmodernité en dialogue avec le Directoire pour la catéchèse 2020. « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 27 1.3.2 Milieux « spirituels » D’autre part, deuxième réaménagement du tissu catholique, la transmission de la foi entre générations se réalise plutôt dans les milieux dits « spirituels », que d’aucuns taxent de « conservateurs » - en francophonie proches par exemple de l’hebdomadaire Famille chrétienne -, que dans les familles considérées comme progressistes ou libérales - abonnées notamment à la revue La Vie -, ce qui correspond à la décroissance quantitative des mouvements d’Action catholique - volontiers situés sur la gauche de l’échiquier démocratique et conjuguant aux convictions l’engagement et le témoignage social -, au profit de courants réaffirmant la doctrine magistérielle et prenant surtout appui sur les couches bourgeoises et assez aisées. Nous assistons aussi à la disparition progressive des catholiques de tendance « socialisante », alors même que l’évêque de Rome plaide à temps et à contretemps pour une Église « pauvre avec les pauvres » (EG, n. 198) 25 . 1.3.3 Chrétiens en itinérance Enfin, concernant les rapports à l’institution ecclésiale, la « liquidité » qui caractérise notre époque 26 se manifeste à travers une fluctuation et une large palette de modalités d’appartenance. L’identification à la paroisse ou au corps ecclésial se vit selon une logique de 25 Voir à ce sujet Étienne F OUILLOUX , « Essai sur le devenir du catholicisme en France et en Europe occidentale de Pie XII à Benoît XVI », Revue théologique de Louvain 42, 2011, pp. 526-557, ici, p. 549 ; Guillaume C UCHET , « Identité et ouverture dans le catholicisme français », Études 4235, février 2017, pp. 65-76 ; I DEM , Le catholicisme a-t-il encore de l’avenir en France ? , coll. « La couleur des idées », Paris, Seuil, 2021. 26 Zygmunt B AUMAN , Le présent liquide. Peurs sociales et obsessions sécuritaires, Paris, Seuil, 2007 ; I DEM , La vie liquide, Rodez, Éd. Le Rouergue/ Chambon, 2006 ; Arnaud J OIN -L AMBERT , « Vers une Église "liquide" », Études 4213, 2/ 2015, pp. 67-78. « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 28 l’itinérance 27 . Chacun se situe comme croyant et disciple de façon individualisée. Les instances d’autorité sont plus considérées pour leur contribution à l’élaboration des identités subjectives que comme les garants de l’orthodoxie doctrinale 28 . Le rapprochement avec l’Église n’est pas seulement dû à la question de la foi, mais également à des facteurs de culture, de valeurs et de patrimoines familiaux. La construction des appartenances se fait éminemment par l’entremise de multiples dialogues, y compris avec les autres traditions religieuses, dont l’islam. De là découle une série d’inscriptions de l’instance ecclésiale dans la réalité culturelle et sociale, aussi diversifiées que les motivations personnelles de ceux qui se présentent comme chrétiens 29 . Ainsi, malgré la dilution manifeste de l’Église catholique, elle peut continuer de jouer le rôle de référence et de foyer de sens, par son apport pour les liens sociaux et l’humanisation de la culture et par l’intermédiaire d’inscriptions dans une tradition familiale et sociétale. Sur fond de pluralisation des convictions, la foi catholique a quitté définitivement toute posture de « chrétienté » totalisante, et se voit reléguée au rang de phénomène minoritaire dans le contexte post-moderne. Ceux qui y adhèrent explicitement se recrutent 27 Cf. aussi bien d’Alphonse B ORRAS , « Appartenance à l’Église ou itinérance ecclésiale », Lumen Vitae 48, 2/ 1993, pp. 161-173 ; que de Christophe P ICHON - Gwennola R IMBAUT - Nathanaël W ALLENHORTS (dir.), Adultes et chrétiens en itinérance. Quels défis pour la formation ? , coll. « Défi-Formation », Paris, L’Harmattan, 2016, avec, entre autres, notre essai « Sujets croyants et disciples missionnaires : deux projets en tension ? », pp. 89-106. 28 Voir à ce propos Jean-Marie D ONEGANI , « Inculturation et engendrement du croire », dans Philippe B ACQ - Christoph T HEOBALD , Une nouvelle chance pour l’Évangile. Vers une pastorale d’engendrement, coll. « Théologies pratiques », Bruxelles / Montréal / Paris, Lumen Vitae / Novalis / L’Atelier, 2004, pp. 29-45. 29 Voir à ce sujet François W ERNERT , Le dimanche en déroute. Les pratiques dominicales dans le catholicisme français au début du 3 ème millénaire, Paris, Médiaspaul, 2010. « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 29 davantage dans des milieux aisés assez éloignés de périphéries et s’accrochant à une institution dont beaucoup de leurs coreligionnaires se sont progressivement éloignés. Cela se traduit par le fait que l’institution ecclésiale ne réussit plus à assurer une véritable cohésion entre les diverses tendances et composantes du catholicisme, et se doit de chercher un nouveau souffle. Le souverain pontife s’y emploie à travers le renouvellement missionnaire d’une « Église en sortie » qu’il propose. 2. Quelle pertinence théologique à l’expression « Église en sortie » ? 2.1 Les catholiques à la marge En premier lieu, il convient de constater qu’avant de chercher à se rendre dans les périphéries géographiques et existentielles, ce sont les chrétiens eux-mêmes qui sont sociologiquement mis en marge de bien des espaces de discussions et de centres de décisions 30 . La voix catholique, y compris épiscopale, est peu prise en compte, et les fidèles se perçoivent souvent comme totalement mis de côté. 2.2 Une convocation « hors de » Étymologiquement, l’Ek-klesia désigne le projet de con-vocation de Dieu qui désire associer à son mystère l’ensemble de l’humanité et « rassembler tous ses enfants dispersés » hors du chaos du monde livré à lui-même (Jean 11,52). Les documents conciliaires rappellent régulièrement ce dessein divin, salvifique et universel, dont l’Église 30 Cf. supra, 1.2, « L’exculturation du christianisme ». « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 30 est le signe et le moyen (Lumen gentium, n. 48 31 ; Ad gentes, n. 2 32 ; GS, n. 39). Cet appel à l’Alliance, réalisée définitivement par l’Incarnation, la mort et la Résurrection de Jésus-Christ, se vit au-delà et à l’extérieur des « frontières » de l’Église, puisqu’il retentit au profit de la totalité des hommes et des femmes de toutes les époques. Par la Parole finale prononcée dans le Fils (Hébreux 1,2), le Père destine l’humanité à la plénitude de communion, de paix, de grâce et de vie pour laquelle elle a été créée et engendrée. C’est la perspective eschatologique de récapitulation ultime qui motive et signifie l’être de l’Église : l’union des hommes entre eux et avec Dieu (LG, n. 1). En soi, le peuple de Dieu, corps du Christ et temple de l’Esprit, est tourné vers l’extérieur, il s’ouvre au grand large. L’Église n’a ni son origine ni sa finalité en elle-même. Elle est le fruit de la Parole créatrice du Père, réalisée dans le Fils et prolongée dans l’Esprit. Le mystère même de la Trinité désireuse de se répandre au-delà d’ellemême (Deus diffusivus sui) se dévoile au cours de l’histoire du salut à travers l’alliance conclue avec Israël puis avec les douze apôtres (AG, n. 2-4). Certes, l’Église conserve les apparences, aujourd’hui plus que jamais, d’un « tout petit troupeau » (Luc 12,32). Pourtant elle continue de viser à unifier tous les êtres humains au-delà de ses propres limites visibles, et se présente comme le « sacrement de l’unité » (Sacrosanctum concilium, n. 26) 33 , la manifestation et l’instrument du salut pour la globalité des personnes (LG, n. 9), y compris pour celles qui ne connaissent pas le Christ (LG, n. 48 ; GS, n. 42 ; 45 ; AG, n. 1 ; 5). 31 V ATICAN II, Lumen gentium, Constitution dogmatique sur l’Église, Rome 1964 (citée LG). 32 V ATICAN II, Ad gentes, Décret sur l’activité missionnaire de l’Église, Rome, 1965 (cité AG). 33 V ATICAN II, Sacrosanctum concilium, Constitution sur la sainte liturgie, Rome, 1963 (citée SC). « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 31 2.3 Une irrépressible Bonne Nouvelle De cette grande nouvelle, l’Église est porteuse, elle ne peut pas ne pas la proclamer (AG, n. 1), au point que Paul s’exclame : « Malheur à moi si je n’évangélise pas ! » (1 Corinthiens 9,16) C’est une « diaconie de la vérité » qu’elle exerce, car l’humanité a droit à entendre cette Parole du Royaume qui s’est dévoilée, manifestant le désir de Dieu de se rendre proche de chaque être, de le conduire au salut, de réaliser l’accomplissement du bonheur de tous et la réconciliation universelle. La « nécessité d’évangéliser » revient donc à l’Église comme constituant sa nature même (AG, n. 72 ; RM, n. 5). Nous pourrions donc presque conclure que la problématique de « l’Église en sortie » n’ajoute rien à son essence et constitue « en rigueur une redondance », selon les mots de l’ancien vicaire général du diocèse de Liège 34 . 2.4 Le mystère pascal pour tous Puisque le Christ a livré par amour sa vie pour la multitude, toute personne humaine est promise à l’action salvifique et potentiellement destinataire de la prédication ecclésiale de l’Évangile de libération (LG, n. 14-16). Même si tous n’ont pas la possibilité de découvrir la figure du Fils de Dieu ni de cheminer vers les sacrements de l’initiation, l’Esprit Saint, « selon des voies connues de Dieu seul » (GS, n. 22 ; AG, n. 7), fait participer chaque être à la grâce du mystère pascal, à travers les épreuves de l’existence, la bonne volonté manifestée au quotidien et la générosité offerte au prochain. C’est par cette « foi élémentaire en la vie », ce « courage d’être » et cet « élan vers l’avenir » que « les hommes et les femmes des béatitudes », ainsi que les dénomment Philippe Bacq et Christoph Theobald, se laissent engendrer à leur identité humaine et spirituelle, et 34 Alphonse B ORRAS , « De la marge aux périphéries : l’inéluctable discernement », p. 211. « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 32 répondent à leurs aspirations d’une vie bonne et digne d’être vécue 35 . Aussi, l’évangélisation indispensable et incontournable ne peut se réaliser sans une infinie attention pour la liberté d’autrui, afin de savoir rendre compte de l’espérance qui est en nous, mais avec « respect, en possession d’une bonne conscience » (1 Pierre 3,15-16). Face à des quêteurs de voies spirituelles désireux de déployer leurs potentialités en plénitude et faisant une confiance fondamentale à la vie, seule une attitude « gracieuse » convient chez les porteurs de la Bonne Nouvelle, celle qui reconnaît qu’ils sont eux-mêmes bénéficiaires du don de la foi et qu’avec le Seigneur des évangiles, tout est grâce 36 . 35 Cf. Philippe B ACQ , « Vers une pastorale d’engendrement », dans I DEM - Christoph T HEOBALD (dir.), Une nouvelle chance pour l’Évangile. Vers une pastorale d’engendrement, pp. 7-28 ; Christoph T HEOBALD , « L’Évangile et l’Église », dans I DEM - Philippe B ACQ (dir.), Passeurs d’Évangile. Autour d’une pastorale d’engendrement, coll. « Théologies pratiques », Bruxelles / Montréal / Paris, Lumen Vitae / Novalis / L’Atelier, 2008, pp. 17-40. Voir aussi, dans une perspective plus explicitement ecclésiale et communautaire, Marie-Agnès DE M ATTEO - François-Xavier A MHERDT , S’ouvrir à la fécondité de l’Esprit. Fondements d’une pastorale d’engendrement, coll. « Perspectives pastorales », n. 4, St-Maurice, Saint-Augustin, 2009. 36 Cf. André Fossion, Dieu désirable. Proposition de la foi et initiation, coll. « Pédagogie catéchétique », n. 25, Bruxelles / Montréal, Lumen Vitae / Novalis, 2010 ; Christoph T HEOBALD , Selon l’Esprit de sainteté. Genèse d’une théologie systématique, coll. « Cogitatio Fidei », n. 296, Paris, Cerf, 2015 ; I DEM , Urgences pastorales du moment présent. Comprendre, partager, réformer, Paris, Bayard, 2017. « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 33 3. Traits d’une mission ecclésiale pour aujourd’hui 3.1 Conversation et inculturation 3.1.1 Une catholicité incarnée Ainsi donc, l’Église ne peut renoncer à la catholicité de sa perspective missionnaire, sous peine de « perdre son âme », à cette « catholicité d’en haut » (selon l’expression d’Yves Congar) 37 qui trouve son ancrage dans le rayonnement trinitaire. Puisque « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Timothée 2,4), l’Église qui se reçoit de la Trinité et qui trouve son véritable visage en pénétrant dans la communion du Père et du Fils par l’Esprit ne peut pas renoncer à sortir d’elle-même pour s’efforcer de rejoindre l’ensemble des contextes culturels. La « catholicité d’en bas », toujours selon le vocabulaire du père Congar, est constituée par cette convocation universelle à l’Alliance, et elle s’incarne dans cette partie des nations que représente l’Église à chaque époque, chargée de concrétiser ce à quoi la totalité de l’humanité est destinée, lorsque le Christ aura tout remis à son Père (1 Corinthiens 15,28). Dans l’attente eschatologique de cette réalisation en plénitude, l’Église catholique prend une figure historiquement située, et donc limitée, et entre en intense interaction avec le cadre sociétal au sein duquel elle s’insère. De là découle que Lumen gentium et Gaudium et spes forment un binôme inséparable : le mystère de l’Église selon le projet divin (LG) ne peut se concevoir sans sa relation incarnée avec le monde de chacune des périodes de l’histoire (GS). 37 Cf. Yves C ONGAR , L’Église une, sainte, catholique et apostolique, coll. « Mysterium salutis », n. 15, Paris, Cerf, 1970. « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 34 3.1.2 Dans le monde Il est donc erroné de considérer l’Église en dialogue avec le monde comme si elle lui était extérieure, la mission « catholique » de l’Église découle de son être catholique (AG, n. 1). C’est parce qu’en tant que peuple de Dieu, l’Église est présente à tous les peuples de la terre qu’elle se doit de s’enrichir des ressources et formes de vie des différentes nations en ce qu’elles ont de bon, sans exception (LG, n. 13). Le dialogue est donc interne au monde en sa globalité entre l’Église dans sa configuration théologale et les cultures où elle prend corps. L’Église ne peut évangéliser que si constamment elle sort d’ellemême et elle entre en échange avec les sociétés où elle s’implante, soit en leur apportant comme un surplus de sens et d’humanité issu de l’Évangile, soit à l’inverse en se laissant embellir par les trésors culturels rencontrés. « En accueillant les valeurs des différentes cultures, [elle] devient la "sponsa ornata monilibus suis", l’épouse qui se pare de ses bijoux (cf. Isaïe 61,10). » (EG, n. 116) 38 3.1.3 Nous laisser toucher C’est pourquoi, les disciples-missionnaires du 21 ème siècle (EG, n. 119-121) sont conviés à se laisser toucher et bousculer par leurs contemporains. C’est ce que saint Paul VI affirmait déjà en 1965, dans son encyclique inaugurale Ecclesiam suam 39 , avec sa formulation devenue fameuse : « L’Église se fait parole ; l’Église se fait message ; l’Église se fait conversation. » (n. 65) Ce n’est que par un dialogue avec la société contemporaine d’il y a près de 60 ans comme avec celle d’aujourd’hui, dans la ligne de saint Jean XXIII et de Vatican II, que l’Église catholique peut réaliser son être missionnaire et catholique. 38 François cite ici l’exhortation apostolique post-synodale de J EAN -P AUL II, Ecclesia in Africa, du 14 septembre 1995, n. 61. 39 P AUL VI, Ecclesiam suam, Lettre encyclique, Rome, 1964 (citée ES). « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 35 Et cet échange ne peut s’avérer fructueux que s’il se fait de manière « amicale » (ES, n. 16) et avec douceur, ainsi que le préconise l’exhortation du pontife argentin Gaudete et exsultate 40 . C’est toujours avec délicatesse que les interlocuteurs (1 Pierre 3,16) et les adversaires (2 Timothée 2,25) doivent être traités. C’est faute d’avoir accueilli cette exigence de la Parole de Dieu que bien souvent dans l’histoire nous sommes passés à côté de notre mission (GE, n. 73). Parce que situés aux périphéries sociétales et écartés des lieux de pouvoir, certains « catholique identitaires » refusent d’être interpellés par leur concitoyens et se réfugient dans un ghetto inexpugnable. Au lieu de déployer l’Évangile sans chercher à « gagner » qui que ce soit, mais en montrant que la Bonne Nouvelle du Christ peut se révéler éminemment précieuse pour le vivre ensemble, l’amitié sociale, la fraternité universelle (selon les sous-titres de Fratelli tutti) 41 , et donc d’humanisation de notre monde 42 . 3.2 Une Église diaconale 3.2.1 Pauvre et servante De nos jours, l’Église catholique ne peut pas faire autrement que de se reconnaître « en voie de kénose et de dépouillement », comme le précise Alphonse Borras 43 . Avec en plus les crises successives 40 F RANÇOIS , Gaudete et exsultate, Exhortation apostolique sur l’appel à la sainteté dans le monde actuel, Rome, 2018 (citée GE). 41 F RANÇOIS , Fratelli tutti, Lettre encyclique sur la fraternité et l’amitié sociale, Rome, 2020 (citée FT). 42 À ce propos, voir notamment deux tomes du projet dirigé par Mgr Joseph D ORÉ , L’Église aux carrefours… : Rodolphe V IGNERON et Bernard X IBAUT , L’Église aux carrefours… des champs culturels ; et Marc F EIX , L’Église aux carrefours… des réalités sociales et politiques, Strasbourg, L’Ami Hebdo, 2006. 43 Alphonse B ORRAS , « Ministres d’une Église en voie de dépouillement », Prêtres diocésains 1320, 1994, pp. 266-273 ; I DEM , « Pour une spiritualité « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 36 récentes qu’elle a traversées, l’Église est pauvre de tout bien, de vocations consacrées et de fidèles, de crédibilité et de notoriété. C’est une période rude, mais comme toute crise, au sens du grec krino (juger, discerner) 44 , elle offre une chance, celle de vivre « l’option préférentielle pour les pauvres », cette catégorie théologique « implicite dans la foi christologique en ce Dieu qui s’est fait pauvre pour nous, pour nous enrichir de sa pauvreté (2 Corinthiens 8,9) » (EG, n. 198) 45 . Une occasion de devenir l’Église « pauvre avec les pauvres » que revendique le pape actuel, capable de se situer au cœur des pauvretés humaines 46 , et de se faire non seulement dialogue, mais service 47 . 3.2.2 Un décentrement La conversion individuelle et collective qu’implique le mouvement missionnaire d’une « Église en sortie » requiert dès lors l’abandon de la peur du recrutement et de l’ecclésiocentrisme qui nous guette des réaménagement pastoraux », Prêtres diocésains 1390, 2001, pp. 616- 626. Voir aussi Arnaud J OIN -L AMBERT , « Une spiritualité pascale pour la pastorale aujourd’hui », Prêtres diocésains 1438, 2007, pp. 15-25. 44 Jean-Louis S OULETIE , La crise, une chance pour la foi, coll. « Interventions théologiques », Paris, L’Atelier, 2002. 45 Citant le discours de B ENOÎT XVI à la Session inaugurale de la V ème Conférence générale de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes du 13 mai 2007, n. 3. 46 Voir le 3 ème volume du projet conduit par Mgr Joseph D ORÉ : Lucien H OFER , L’Église aux carrefours… des pauvretés humaines, Strasbourg, L’Ami Hebdo, 2006. 47 Voir notamment les écrits du jésuite du Centre Sèvres, Étienne G RIEU , Un lien si fort. Quand l’amour de Dieu se fait diaconie, Bruxelles / Montréal / Paris, Lumen Vitae / Novalis / L’Atelier, 2018 3 ; I DEM , Une foi qui change le monde, Paris, Bayard, 2013. « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 37 encore 48 . La crainte de la baisse du nombre d’adeptes 49 et la lutte pour la survie de leur propre institution continue de paralyser les responsables ecclésiaux. Or, porter le souci ecclésiocentré du maintien des acquis s’oppose à la vocation foncièrement centrifuge de l’Église, et démontre un manque flagrant d’espérance. C’est par une spiritualité pastorale de mort à certaines pratiques et de renaissance à des perspectives inédites (Romains 6,35 ; Philippe 3,10) 50 , de recommencements en recommencements 51 , d’institutions en ré-institutions, ainsi que ce fut le cas tout au long de l’histoire 52 . Cette possibilité de renaissance ecclésiale peut advenir à partir des pauvretés mêmes du corps ecclésial, à la lumière de la « préférence » du Rabbi de Nazareth pour les exclus et les marginaux. Car écouter la parole des pauvres renouvelle notre vision de l’homme et fait résonner des harmonies insoupçonnées de la Parole de Dieu au croisement entre l’expérience de la précarité et celle des personnages des 48 Cf. Enzo B IEMMI , « Une Église "en sortie" : la conversion pastorale et catéchétique d’Evangelii gaudium », dans François-Xavier A MHERDT (dir.), Une Église en sortie ? , Lumen Vitae 70, 1/ 2015, pp. 1-120, ici pp. 29-42. 49 Cf. Gilles R OUTHIER , « La tentation du nombre », dans Yves G UÉRETTE (dir.), Catholiques et évangéliques : compétition ? Fécondation croisée ? , Lumen Vitae 77, 4/ 2022, pp. 361-480, ici pp. 385-394. 50 Cf. Mgr Laurent U LRICH , « Une Église "en sortie" : renoncer à certaines pratiques ou composer de nouvelles perspectives ? , Lumen Vitae 70, 1/ 2015, pp. 55-62, à propos du Synode de la province ecclésiastique de Lille. Il faudrait peut-être ajouter « et » au « ou » du titre de l’article. 51 Cf. André F OSSION , Une nouvelle fois. Vingt chemins pour recommencer à croire, Bruxelles / Montréal / Paris, Lumen Vitae / Novalis / L’Atelier, 2004. 52 Cf. Gilles R OUTHIER , « Quel type d’institutionnalité pour l’Église catholique ? Le renouveau de la figure ecclésiale à la lumière de l’exhortation Evangelii gaudium », Lumen Vitae 70, 1/ 2015, pp. 43-52. « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 38 Écritures 53 . Il ne s’agit pas de laisser de côté la dimension spirituelle des personnes en situation précaire, car elles ont une ouverture particulière à la foi, du fait de leur cheminement vital proche de celui du Christ souffrant (EG, n. 200) 54 . De la sorte, l’annonce de l’Évangile s’articule à l’engagement pour la justice sociale, et les deux se stimulent réciproquement 55 . L’évangélisation en sortie se vit ainsi comme un « constant corps à corps » (EG, n. 88) dans la rencontre physique et spirituelle de l’autre, pour lui manifester la tendresse du Seigneur à son égard et imprimer dans son être les marques de la miséricorde divine. L’Église en sortie dans la chair du monde est ainsi appelée à devenir un corps de charité proclamant la Bonne Nouvelle comme de surcroît, comme un surplus de grâce, « grâce sur grâce », dit le prologue johannique (Jean 1,16) 56 . Finalement, c’est au moment où les périphéries déshumanisantes, provoquant misère, abandon et souffrance, sont mises au centre de l’agir et de l’être de l’Église que celle-ci épouse pleinement le mouvement par lequel Dieu s’est révélé de manière privilégiée, en ouvrant son cœur aux laissés-pour-compte 57 . 53 Gwennola R IMBAUT (dir.), Partager la parole de Dieu avec les pauvres, coll. « Théologie à l’Université », Paris, DDB, 2013. 54 Étienne G RIEU - Gwennola R IMBAUT - Laure B LANCHON (dir.), Qu’estce qui fait vivre encore quand tout s’écroule ? Une théologie à l’école des plus pauvres, coll. « Théologies pratiques », Bruxelles, Lumen Vitae, 2017. 55 Voir le chapitre IV d’EG, « La dimension sociale de l’évangélisation », n. 177-258. Cf. Frédéric-Marie L E M ÉHAUTÉ , « Les joies et les espoirs (…) des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent (GS, n. 1). Audace et fécondité d’un décentrement », Lumen Vitae 70, 1/ 2015, pp. 93-98. 56 Cf. André F OSSION , « L’évangélisation : un constant "corps à corps" », Lumen Vitae 70, 1/ 2015, pp. 69-78. 57 Cf. Étienne G RIEU , « Évangéliser aux périphéries : oui, mais que veut dire "périphérie" ? », Lumen Vitae 70, 1/ 2015, pp. 79-84. « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 39 Nourris par une telle espérance, les disciples laissent de côté leurs inquiétudes ecclésiastiques et leurs préoccupations pour faire « tourner la boutique ». Ils s’ouvrent à ce pourquoi l’Église est faite : témoigner dans ce monde de l’Alliance établie par Dieu avec tous les êtres humains 58 . 3.2.3 Le courage du discernement et de la synodalité Cela implique de la part des pasteurs de savoir écouter vraiment les fidèles et, du côté de la communauté, de mettre en œuvre les organismes synodaux où puissent se vivre à la fois le discernement de la volonté du Seigneur pour cette sortie vers les périphéries (EG, n. 20), ainsi que des interpellations et des encouragements mutuels. Si des structures formelles nouvelles sont mises en place, elles n’auront pour but que de permettre au rêve missionnaire d’arriver à tous, notamment aux plus pauvres (EG, n. 37). Dans nos contextes démocratiques pluriels, les instances favorisant le dialogue pastoral et la participation de tous les membres du troupeau, selon le sensus fidei du peuple de Dieu, sont à recommander, en vertu de la dynamique de la démarche synodale inaugurée par François depuis octobre 2021, jusqu’au rassemblement des évêques du monde entier de 2023-2024 et au-delà 59 . Elles doivent servir à faire entendre en tant qu’Église la bonne nouvelle de l’amour de Dieu pour l’humanisation du monde, et à risquer une parole prophétique de dénonciation des injustices et des violences dont sont victimes les plus fragiles et les plus marginalisés de nos sociétés. Non 58 Cf. Christoph T HEOBALD , « C’est aujourd’hui le "moment favorable". Pour un diagnostic théologique du temps présent », dans I DEM - Philippe B ACQ , Une nouvelle chance pour l’Évangile, pp. 47-72. 59 Cf. le Petit manuel de synodalité de Dominique B ARNÉRIAS , Luc F ORESTIER et Isabelle M OREL , Paris, Salvator, 2021. « ÉGLISE EN SORTIE » : UN CHANGEMENT DE PARADIGME, VRAIMENT ? 40 pas « contre » l’univers ambiant, mais « pour » la paix citoyenne, l’harmonie sociale et la « cohésion nationale » 60 . Limitée en forces vives, marginalisée des lieux de décision, l’Église catholique est appelée à la sortie résolue de ses cénacles autoréférencés, au discernement communautaire et à la conversation respectueuse, afin d’apporter sa contribution, humble mais précieuse, aux débats publics, économiques, politiques, écologiques et religieux 61 . Laissons sortir l’Esprit dans l’univers, telle pourrait être notre devise de sainteté et d’évangélisation, à la lumière de Gaudete et exsultate du pape François : « Il faut, certes, ouvrir la porte du cœur à Jésus- Christ, car il frappe et appelle (cf. Apocalypse 3,20). Mais parfois, je me demande si, à cause de l’air irrespirable de notre auto-référentialité, Jésus n’était pas déjà en nous, frappant pour que nous le laissions sortir. » (GE, n. 136) 60 Cf. Bernard B OURDIN , « République laïque et Église catholique. Proposition d’un pacte pour la cohésion nationale ». À propos du discours du président Emmanuel Macron le 9 avril 2018 au Collège des Bernardins de Paris, Études 4250, juin 2018, pp. 67-76. 61 Voir aussi le 4 ème volume de la série dirigé par Mgr Joseph D ORÉ : Vincent J ORDY , L’Église aux carrefours… des chemins religieux, Strasbourg, L’Ami Hebdo, 2006 ; et, de manière récapitulative, du même Joseph D ORÉ , Être catholique aujourd’hui. Dans l’Église du pape François, Paris, Bayard, 2014. SE CONVERTIR, UNE TÂCHE URGENTE POUR L’ÉGLISE 41 CHAPITRE 2 SE CONVERTIR, UNE TÂCHE URGENTE POUR L’ÉGLISE 1 Mgr Joseph DORÉ Préambule Il est assez rare qu’un même penseur réunisse à la fois les compétences théologiques de chercheur scientifique, l’activité académique de professeur d’Université et l’exercice d’une haute responsabilité ecclésiale. C’est ce qui donne du poids et de la profondeur à l’intervention située comme porche d’entrée de cet ouvrage, issue de l’exposé livré au début du Forum 2022 par l’ancien doyen de la Faculté de théologie et directeur du Département de la recherche à l’Institut catholique de Paris, spécialiste de christologie, de théologie fondamentale et de théologie des religions, membre de la Communion théologique internationale et président de l’Académie internationale de sciences religieuse (Bruxelles), ainsi qu’archevêque (désormais émérite) de Strasbourg de 1997 à 2006. 1 Synthèse de la contribution orale livrée lors du Forum, élaborée par le rédacteur de l’Éditorial inaugural et de la contribution précédente, à partir du résumé écrit remis lors de la conférence et de l’article-interview réalisé avec Mgr Joseph Doré par le journaliste Bernard Litzler pour cath.info (30 janvier 2023, pp. 3-6). Le présent texte a été relu par l’auteur, que nous remercions, et qui lui a donné son aval (note des éditeurs). SE CONVERTIR, UNE TÂCHE URGENTE POUR L’ÉGLISE 42 Le théologien Joseph Doré continue de consacrer ses énergies à la méditation et à l’Écriture, avec un souci constant de témoigner à temps et à contretemps de la pertinence de la foi de l’Évangile, audelà de la crise actuelle de sa transmission, en tirant les leçons, même douloureuses, du passé et en proposant des pistes audacieuses pour l’avenir. Ardent défenseur des avenues ménagées par Vatican II, il considère que celui-ci n’a pas encore produit tous ses fruits. Aussi, soutient-il résolument la démarche synodale, depuis l’automne 2021 jusqu’à octobre 2023 et 2024 et au-delà, voulue par le pape François, afin de prolonger et de concrétiser l’esprit du dernier concile et de lui donner un élan renouvelé. À cet égard, la réflexion offerte en préambule du colloque fribourgeois sur « l’Église en sortie », reprenant les accents forts de l’un des derniers ouvrages de l’ancien archevêque, Le salut de l’Église est dans sa propre conversion 2 , conjugue le constat réaliste de la gravité de la situation de l’Église catholique actuelle, bouleversée par le scandale des abus sexuels, et la force de l’espérance en la capacité de celle-ci de toujours rebondir, au cœur d’un monde en constante mutation. Grâce à son réseau institutionnel et relationnel très ample, à sa perspicacité théologique et à sa riche expérience de pasteur, Mgr Doré lance avec vigueur un appel à la conversion et à l’auto-réforme de l’être ecclésial face à la crise, qui ne date pas d’aujourd’hui mais qui s’est considérablement aggravée ces dernières années.  2 Joseph D ORÉ , Le salut de l’Église est dans sa propre conversion, coll. « Forum », Paris, Salvator, 2021. SE CONVERTIR, UNE TÂCHE URGENTE POUR L’ÉGLISE 43 La radicalité de la question Il s’agit de ne pas nous voiler la face : si nous considérons les 60-80 dernières années, de la décennie d’avant Vatican II à l’actualité toute récente, et si nous posons un diagnostic réaliste, nous sommes inévitablement amenés à constater que le paysage catholique a très profondément changé. En nous remémorant notre propre autobiographie depuis nos années d’enfance et de jeunesse, en passant par les temps de notre formation secondaire, universitaire et presbytérale 3 , en évoquant nos propres doutes et difficultés comme berger du peuple de Dieu, en revisitant les objections et résistances rencontrées, nous ne pouvons que reprendre la question radicale de Jésus devant le délitement des communautés, l’effondrement des convictions à tous âges et l’indifférence croissante et généralisée : « Le Fils de l’homme, quand il reviendra, trouvera-t-il encore la foi sur terre ? » (Luc 18,8) La gravité de la situation Si nous pensons au successeur de saint Jean-Paul II, dont la figure reste une référence [après son décès] 4 , comment ne pas prendre conscience de la gravité de la situation déjà suggérée par l’étonnante méditation prophétique du cardinal Ratzinger lors du chemin de croix du Vendredi Saint 2005 sur « la souffrance du Christ en son Église » 5 ? La renonciation lucide et bienvenue de Benoît XVI en 2013, au moment où les dysfonctionnements continus de l’institution curiale et ecclésiale s’intensifiaient, a préludé au « nettoyage des écuries d’Augias » entrepris par l’actuel souverain pontife 6 . 3 Voir notamment les pp. 19-27 de l’ouvrage Le salut de l’Église est dans sa propre conversion. 4 Benoît XVI est décédé le 31 décembre 2022, soit entre le Forum et la rédaction du livre des Actes. 5 Cf. Le salut de l’Église est dans sa propre conversion, pp. 39-41. 6 Cf. ibidem, p. 92. SE CONVERTIR, UNE TÂCHE URGENTE POUR L’ÉGLISE 44 Une interpellation vigoureuse La question radicale du Christ dans le contexte dramatique que nous vivons doit nous apparaître comme une interpellation vigoureuse. Elle est d’autant plus prégnante qu’elle vient de beaucoup plus loin et de beaucoup plus profond que beaucoup ne la pensent, dans l’Église et hors d’elle. Le concile œcuménique a pris ce défi lancé par le monde à bras le corps, notamment avec Gaudium et spes (1965) ; les évêques français ont tenté d’y répondre à travers lesdits « rapports Dagens », rassemblés dans la Lettre pastorale aux catholiques de l’Hexagone, Proposer la foi dans la société actuelle (1996) ; des figures éminentes, comme celle de l’ancien archevêque de Milan, l’Italien Carlo Maria Martini, ont cherché à l’affronter par une invitation lancée à tout le peuple de Dieu de revenir aux sources de la Parole ; jusqu’à la « nouvelle donne » qu’ont introduite l’élection puis la prise de fonction du pape sud-américain et ses impulsions en faveur de la « joie de l’Évangile » (avec son exhortation inaugurale et programmatique Evangelii gaudium, 2013), en gestation depuis plusieurs années, notamment depuis le chef-d’œuvre de saint Paul VI, Evangelii nuntiandi (1976), mais véritablement mises en musique par François. La nécessité d’une conversion Ainsi, une conversion ecclésiale devient véritablement indispensable. D’une part, parce que la notion de conversion ne désigne pas seulement l’effort pour « (r)amener à la foi des non-chrétiens ou des anciens chrétiens », mais du fait qu’elle est une catégorie permanente de la vie spirituelle désignant cet engagement total de l’existence polarisée vers Dieu en réponses à des questions vitales. Avec le drame des abus de toutes sortes (pouvoir, autorité, sexualité), un tel retournement est devenu proprement inévitable, tout le monde SE CONVERTIR, UNE TÂCHE URGENTE POUR L’ÉGLISE 45 (ou presque) en est convaincu : un changement fondamental apparaît à l’évidence indispensable 7 . Ce changement essentiel, dans une perspective d’appréciation et de jugement théologiques, ne représente finalement rien d’autre qu’un retour résolu à ce que nous pouvons tenir pour les deux fondamentaux du christianisme 8 . L’interprétation de la crise présente débouche sur une exhortation réactualisée en faveur de la mission, en tant que kairos favorable pour que l’Église corresponde à son être d’ek-klesia, convoquée à une sortie d’elle-même vers son Seigneur et vers le monde dans lequel elle est envoyée. C’est donc de ce que nous pouvons appeler une « re-com-pro-mission » qu’il s’agit, une manière de rechoisir l’Église (re), avec les frères et sœurs (com), pour un nouvel élan (pro) missionnaire 9 . Cela demande de cultiver certaines vertus, pas seulement chrétiennes, trop souvent oubliées, comme une réelle disponibilité, une humilité vraie, une constante vigilance, un courage régulièrement activé, un désintéressément au sens de l’indifférence ignatienne et une confiance à toute épreuve 10 . Revenir au cœur de la foi Si nous enregistrons l’état de la foi parmi nous 11 , nous en déduisons que le premier remède consiste à cultiver et à développer toujours davantage cette réflexion « sur la foi dans la foi » qu’est la théologie. Mais il apparaît alors clairement que c’est à l’ensemble des croyants chrétiens, et donc à l’Église tout entière, qu’il appartient d’appeler à l’adhésion de foi et d’accompagner en elle. Traditionnellement en 7 Cf. ibidem, pp. 134-136. 8 Cf. ibidem, pp. 137-139. 9 Cf. ibidem, p. 120. 10 Cf. ibidem, pp. 121-126. 11 Cf. ibidem, pp. 142-143. SE CONVERTIR, UNE TÂCHE URGENTE POUR L’ÉGLISE 46 effet, l’Église est appelée à se comprendre comme le peuple de celles et ceux qui ont répondu à l’initiative adressée par le Dieu Père, à travers son Fils, dans l’Esprit, pour qu’ils témoignent au monde d’un salut qui lui est offert. Il est donc essentiel pour les fidèles du Christ et pour la théologie de tout mettre en œuvre pour adapter sans cesse la(les) présentations(s) de la foi, déjà dans la formulation résumée et autorisée qu’en offre le Credo de Nicée-Constantinople, en fonction de ce que deviennent très concrètement aujourd’hui, ainsi que le dit le prologue de la constitution pastorale de Vatican II, « les joies et les espérances, les tristesses et les angoisses des hommes [et des femmes] de ce temps, des pauvres surtout » (Gaudium et spes, n. 1). Le processus synodal constitue une chance pour nous réinterroger sur ce que signifient pour nous-mêmes l’Évangile et l’Église, et pour préciser à quelles conditions ils sont aptes à présenter de l’intérêt pour le monde tel qu’il est. Il peut y avoir dans ce sens une opportune « voie de salut » pour l’Église, de manière à servir celui que Dieu propose à l’homme en Jésus-Christ. Nous ne pensons pas que le terme « salut » ne parle plus à nos contemporains. Au contraire, nous estimons qu’ils sont de plus en plus nombreux à ne plus voir où il pourrait leur être crédiblement proposé, sans que pour autant ils aient trouvé ailleurs mieux que ce que leur propose la Bonne Nouvelle. Remettre l’amour chrétien au centre Deuxième pilier fondamental de cette indispensable conversion évangélisatrice ecclésiale : vivre davantage l’amour du Christ pour y inviter mieux. Cette révision du « style » d’existence chrétienne 12 12 Au sens où l’entend notamment le jésuite Christoph T HEOBALD . Voir les deux tomes de son ouvrage Le christianisme comme style, coll. « Cogitatio Fidei », n. 260 et 261, Paris, Cerf, 2007. SE CONVERTIR, UNE TÂCHE URGENTE POUR L’ÉGLISE 47 passe par l’adoption des caractéristiques principales et originales scripturaires néotestamentaires de l’agapè : - un retournement complet vers Dieu, loin des idoles de la première Alliance ; - l’assimilation inédite opérée par Jésus entre amour pour Dieu et pour le prochain ; - et le surprenant appel à un juste amour de soi-même. Les dimensions éthiques de la relation au Christ se déclinent ainsi : - refus de toute exclusivité ; - association de l’intériorité personnelle et de l’institutionnalisation ; - don de soi jusqu’à l’extrême dans le service universel, le sacrifice de sa vie (au sens de Romains 12,1) et le par-don sans limite (voir Matthieu 18,21-22) ; - une amitié interpersonnelle touchant chaque individu, l’humanité et la planète entière 13 . Ces éléments doivent tenir compte de l’incontournable condition de l’être humain, dans son contexte économique, social, politique et culturel 14 . Ce n’est qu’à ce prix que l’enseignement ecclésial peut entrer en dialogue effectif avec les instances sociétales et les autres traditions religieuses, sur les débats actuels brûlants 15 . Cela requiert une articulation claire et précise entre prises de positions éthiques magistérielles et accompagnement pastoral. La réformabilité de l’institution C’est pourquoi nous nourrissons la conviction que le dernier mot n’est pas dit à propos de l’Église, et qu’il vaut la peine de nous mettre 13 Selon les accents des deux encycliques fondatrices de François, Laudato si’, sur la sauvegarde de la maison commune, Rome, 2015 ; et Fratelli tutti, sur la fraternité et l’amitié sociale, Rome, 2020. 14 Cf. Le salut de l’Église est dans sa propre conversion, pp. 235-236. 15 Cf. ibidem, pp. 255-287. SE CONVERTIR, UNE TÂCHE URGENTE POUR L’ÉGLISE 48 et de nous remettre à l’ouvrage tous ensemble. La totalité du corps du Christ est appelée, dans le processus synodal, à se mobiliser dans un chemin d’écoute, de rencontre, de réunion, de débat et de prise de décisions, de manière à ce que l’Église parvienne à se recentrer sur son être et sa mission en Jésus-Christ (Jean 14,6). Car elle est appelée à être et pour être sa communauté - de vie-vérité, avec un élément propositionnel doctrinal ; - de vie, avec une dimension symbolique rituelle et sacramentelle ; - et de voie, avec un aspect relationnel, organisationnel et institutionnel. L’Église n’existe pas comme telle sans une ministérialité diversifiée : - d’abord les apôtres et leurs successeurs, puis des ministères ordonnés et différenciés ; - mais aussi des ministères laïcs, femmes et hommes. C’est la synodalité qui permet d’articuler ces deux dimensions communautaire et ministérielle, selon une légitime plasticité, mais également dans le respect de la tradition et de la théologie des ministères, pour éviter les dérives récurrentes. À ce propos, deux importantes questions ont récemment pris de l’importance, à juste titre. Quant à la place des femmes, il serait erroné de réduire l’investigation à l’accès féminin au ministère ordonné, chacun(e) ayant ses propres modalités de donner un style paternel ou maternel à son ministère. C’est une problématique à la fois ecclésiale et anthropologique, pour laquelle il est souhaitable de ne pas nous précipiter trop vite 16 . En ce qui concerne la seconde problématique, celle du célibat des prêtres, il s’agit à la fois de le considérer comme un authentique don du Seigneur fait à son Église, et de faire droit aux évolutions peut- 16 Cf. ibidem, pp. 323-326. SE CONVERTIR, UNE TÂCHE URGENTE POUR L’ÉGLISE 49 être inévitables, du moins dans certaines contrées, en direction de l’ordination d’hommes mariés (viri probati) 17 . Nous demeurons donc prudent, mais nous esquissons volontiers ces visées d’avenir, en faisant confiance au parcours synodal en route et au sens de la foi des fidèles (sensus fidei fidelium). Il suffit de voir comment les chrétiens de France se sont mobilisés à la suite de la publication du « rapport Sauvé » et, dans une grande proportion, ont dit et se sont dit : « Notre Église, ce n’est pas cela, elle ne peut ni ne doit être cela. » C’est sur cet engagement résolu que peuvent tabler les responsables ecclésiaux, afin de rendre possibles certaines évolutions de l’institution au service de la mission (cf. Evangelii gaudium, n. 27). Conclusion 18 « La tâche est là. Elle a au fond toujours été celle de l’Église. […] François nous invite et nous porte à nous y attacher d’arrache-pied. Elle est possible. Plutôt : elle doit nous apparaître possible, puisqu’elle nous est demandée par qui de droit : Jésus lui-même est à sa source, l’Esprit nous en offre les moyens, le Père nous appelle ! Et le salut de l’Église est là aussi dans la conversion à la synodalité et aux conversions et réformes qu’elle appelle. Là est donc, ainsi que le dit et le mentionne sans cesse François, le chemin que Dieu attend de l’Église du troisième millénaire. » 19 Quant à l’adoption et à la pratique effective de ce chemin, elles ne doivent pas seulement faire l’objet de notre espérance et, là où nous 17 Cf. ibidem, pp. 326-333. 18 Reprise de la conclusion du livre Le salut de l’Église, p. 369 (soulignements de l’auteur). 19 Voir F RANÇOIS , Marcher ensemble. Discours pour le 50 ème anniversaire de l’institution du Synode des évêques, Paris, Salvator, 2019. SE CONVERTIR, UNE TÂCHE URGENTE POUR L’ÉGLISE 50 sommes, de notre engagement. Elles sont, et elles doivent être bien davantage encore, celui de notre prière.